Le Printemps de la Colère
A mes amis, connus et inconnus, aux enfants, aux arbres, aux oiseaux, aux poètes et à tous les regards en quête de lumière.
Et chaque jour un peu plus, en piétinant l’asphalte, elle se plante dans le corps, tout le corps, des pieds qui travaillent à la tête qui pense.
Pas un jour sans elle.
Et pourtant dans la ville, on sait encore chanter , crier des mots en partage, en liberté. Des mots d’espoir à lancer par dessus les murailles. Des mots en rouge pour dire la résistance, pour dire que rien ne saura nous encager vivants.
Et chaque matin saluer la vie, le ciel, encore par dessus les toits, et un printemps qui se souvient qu’il doit recommencer à pondre ses bourgeons.
Chaque matin formuler ses promesses dans l’encre des menaces et tenir ses défis.
Chaque matin lancer ses filets à travers les présages.
Chaque jour haranguer la langue et savonner les mots.
La pestilence qui lustre nos regards.
Je marche dans la ville.
Partout des corps cassés, tassés. Dans tous les recoins, des lambeaux d’humains, des hommes, des femmes traqués, des enfants qui bientôt à coups de peur et de misère deviendront des ogres, tout juste bons à séquestrer dans des grillages.
Des cris, des déchirures enfouies dans les caves et les taudis de la ville lumière.
Qui s’en inquiètent, qui hurlent avec des mégaphones par dessus les toits et dans les rues de la capitale? Une poignée d’innocents, attablés devant les tribunaux en espoir d’un minuscule répit dans ce déferlement de la férocité.
Les hyènes sont entrées dans la ville. Les vautours s’engraissent de la moisson humaine.
» Ah, Ministres intègres, conseillers vertueux … » L’histoire récidive et nul ne songe encore à la capturer pour l’enfermer à vie dans les sous sols de nos aéroports.
La honte est un mot qui noircit à la lumière du jour et qui pourrit sous le soleil.
La honte sera votre habitacle. La demeure des morts vivants.
Je marche dans la ville.
L’autre jour, place des fêtes, à côté des écoles qui affichent leur résistance, une banderole en travers d’un bâtiment, un somptueux drapeau où était écrit en grosses lettres noires :
» SDF en colère, SDF en grève « .
Je me suis arrêtée pour applaudir.
Je marche dans la ville.
Huit heure du matin, je dévale les escaliers du métro. Une voix éraillée me rappelle que chacun de nous est un danger pour l’autre, que je dois surveiller tout ce qui m’environne.
Je regarde les habitants du wagon. Je ne vois rien que des visages éteints, des regards en creux. Le geste fané, usé de la répétition.
Six heures, le soir, je reprends le métro. La voix éraillée toujours présente. Les corps se sont épaissis, tassés sous le néon. La journée s’achève dans le chuintement monocorde des portes qui s’ouvrent et qui se ferment. Seul un bébé, dans son panier, sourit en contemplant ses mains.
Je marche dans la ville
Tôt le matin, je pars avec mon chien prendre mon café au bar, à l’angle de la rue. Le jour est neuf, les regards frais et je savoure la simple bienveillance qui consiste à saluer ceux de mon quartier, à caresser le chien du voisin et à tendre mes mots pour accueillir la lumière.
Je rentre dans un magasin. Une radio graillonne sa vulgarité. Je demande au patron de baisser le son. Il me dévisage.
J’essaie de formuler ce » droit au silence « . Ça n’intéresse personne, puisque personne ne l’entend « ce bruit « . Les adultes sont devenus sourds .
Je marche dans la ville
Rue St Antoine, le tabac a brûlé, carbonisé en une nuit. La suie dégouline sur la devanture. Depuis, la patronne et son équipe dorment à la belle étoiles dans des sacs de couchage. Le bailleur, une société immobilière, refuse de signer la déclaration d’assurance. Il espère reprendre le bail pour en tripler le prix. Le quartier se mobilise, les pétitions circulent. Les consciences s’agitent.
La patronne est saluée comme une héroïne. Elle l’est. Son courage et sa détermination font acte. Enfin les paroles parlent. Tous les matins, je les retrouve dans leurs duvets et dans le froid. On se sourit et on s’embrasse. Pourvu que la résistance s’organise ! Pourvu qu’elle persiste ! pourvu que le rire éclate !
Je marche dans la ville.
Dans tous les kiosques de journaux, le bazar de l’obscénité .
» Mesdames, Messieurs, avalez, rincez vous l’œil, le foie, on vous sert du tout chaud, du croustillant, du cul, des guerres, des atrocités, faites votre choix, composez le menu ! ».
Dans les écoles, des enfants sont traqués. Des mères tremblent à la maison pour leur famille. Des mères, des pères disparaissent du jour au lendemain. Les enfants pleurent et attendent, en vain. On expédie les uns, menottes au poing en zone de rétention, les autres dans les commissariats pour délit de faciès !
Assez !
Dans nos prisons, des hommes deviennent fous. La rage et la douleur. Dans nos banlieues, la détresse et la désespérance font leurs ravages.
Assez !
Je marche dans la ville, dans ma ville.
Et la honte me mord le coeur. Le déshonneur !
Depuis toujours je vis dans les mots, par les mots, avec eux et contre eux . Mais aujourd’hui je m’insurge. La douleur est trop lourde, les mots trop malmenés. La confusion beugle.
Silence.
Silence devant les marée noires.
Silence devant l’échec de la conscience.
Silence devant l’offense à la dignité
Silence devant la perte d’humanité
Silence devant les pestilences
Silence devant la barbarie quotidienne et permanente
Silence pour peser sa colère
Silence pour agir sa colère
Silence pour planter des arbres.
Silence pour écouter le vent dans les arbres.
Silence pour apprendre à aimer.
Silence pour apprendre à se taire
Silence pour être poète et le rester.
Silence.
Un silence comme un poing levé.
Comme des mots qui se feraient silex.
Pour affirmer que » vivre en poésie «
C’est aussi porter haut son regard et opérer le noir.
C’est extraire un espoir.
Le Printemps de la Colère auteure / Marianne Auricoste
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