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Lettre d’Hannah Arendt à Martin Heidegger
Je t’aime, tu le sais bien, comme au premier jour, et je l’ai toujours su même avant ces retrouvailles.
Hannah Arendt (14 octobre 1906 – 4 décembre 1975), éminente universitaire et théoricienne du totalitarisme, rencontre le brillant philosophe Martin Heidegger en 1924, alors qu’elle n’a que dix-huit ans, en suivant ses cours à l’université de Marbourg. Entre eux commence alors une liaison mouvementée où se mêleront amour et philosophie, à un moment critique de l’histoire. Dans cette lettre, elle fait part de ses doutes et de ses sentiments à celui qu’elle aime.
22 avril 1928
Que finalement tu ne viennes pas, je crois comprendre pourquoi. Mais une angoisse m’étreint, comme a pu m’étreindre, durant toutes ces journées, une angoisse soudaine, presque mystérieuse dans sa façon de survenir.
Ce que j’ai à te dire à présent ne consiste qu’à te brosser un tableau au fond très prosaïque de la situation. Je t’aime, tu le sais bien, comme au premier jour, et je l’ai toujours su même avant ces retrouvailles. La voie que tu m’as indiquée est plus longue et plus escarpée que je ne le pensais. C’est toute une vie qu’elle engage, et nombre d’années.
Quant à la solitude de cette voie, j’y consens librement, et c’est là l’unique possibilité de vie qui m’échoie. Mais l’esseulement que le destin a suspendu n’aurait pas seulement abouti à m’ôter la force de vivre dans le monde, c’est-à-dire hors de l’isolement, il aurait bel et bien obstrué pour moi le chemin qu’il faut se frayer dans le monde, et ce chemin est long, il ne peut se faire d’un bond. Il n’y a que toi qui sois en droit de savoir tout cela, car tu l’as au fond toujours su.
Et je crois que, même là où le silence est mon dernier refuge, jamais je n’en deviens pour autant insincère. Je donne toujours autant que ce que l’on s’estime en droit d’attendre de moi, et le cheminement lui-même n’est rien d’autre que la tâche que notre amour m’impartit. C’est mon droit à vivre que j’aurais perdu, si j’avais dû perdre mon amour pour toi, mais c’est et de cet amour et de sa réalité qu’il me faudrait faire mon deuil, si d’aventure je me soustrayais à la tâche à laquelle me contraint cet amour.
« Et si Dieu l’accorde
Je t’aimerai mieux après la mort. »
H.