Réagir ou accepter les choses
François était un homme courageux, travailleur et tenace. Il cultivait ses terres avec bonheur. Ses champs les plus fertiles s’étendaient le long du fleuve. Il les appelait ses terres du bas. Sur les terres du milieu, il y avait sa ferme entourée de vergers, de prairies et de quelques cultures. Sur les terres du haut, plus arides, poussaient des oliviers.
Jacques était un vieil ami. Il avait quitté le village pour parcourir le vaste monde et avait longtemps bourlingué avant de revenir au pays, la peau tannée, la besace pleine de récits merveilleux et d’une bonne dose de sagesse.
Le fleuve, bon an mal an, sortait de son lit et fertilisait les terres du bas puis se retirait. François l’appelait son allié. Cette année-là, les eaux gonflèrent plus que de coutume. Un flot tumultueux envahit les terres du bas et submergea bientôt les terres du milieu.
François mit ses bêtes à l’abri sur les terres du haut et rejoignit sa ferme à la nage. Réfugié à l’étage, il voyait les flots grossir, inexorablement. La peur commença à étreindre son coeur, mais il ne voulut pas abandonner sa maison. L’eau monta encore. Il se retrouva sur le toit, serrant contre lui quelques objets précieux.
Jacques veillait au grain. Il connaissait bien son ami: il était si obstiné qu’il se serait laissé emporter par les flots plutôt que de quitter ses biens. Jacques dirigea sa barque vers la ferme.
– Monte, dit-il. Les eaux vont t’emporter.
– Pas question, elles finiront bien par se retirer. Je ne quitterai pas mon toit.
– Fuir vaut mieux que risquer la mort. Pour faire face au danger, il faut parfois l’éviter ou s’en éloigner.
François suivit Jacques. Il s’installa dans une grange qu’il possédait sur les terres du haut. Les jours passèrent. Les eaux ne baissaient pas. D’alliée, la nature était devenue hostile.
François sentit surgir en lui une profonde colère contre les éléments déchaînés, mais heureusement elle se transforma vite en un désir puissant d’affronter et de combattre ce nouvel ennemi. Il réussit à convaincre les hommes du village de mener ce combat avec lui.
Ensemble, ils réussirent à construire de solides digues pour séparer les terres du bas des terres du milieu. Ils regagnèrent une partie de leurs champs. Mais les terres du bas restaient sous les eaux. François lutta pour en reconquérir une partie mais le terrain y était instable, les digues qu’il construisait s’affaissaient.
Jacques voyait François lutter sans succès.
– Laisse tomber, lui dit-il, cesse ce combat vain et épuisant.
– N’y compte pas, répliqua François. Je ne suis pas quelqu’un qui abandonne.
– Je sais, dit Jacques. Mais tu as fait tout ce que tu pouvais pour sauver tes terres. Tu as lutté avec courage et ténacité. Cette fois, la nature est plus forte que nous. Changer les choses ne dépend plus de toi. Aie la sagesse d’arrêter ce combat.
– Me résigner, rétorqua François, jamais.
– Reconnaître ton impuissance et cesser d’épuiser tes forces dans une lutte vaine n’est pas te résigner, dit Jacques, mais simplement accepter une réalité que tu ne peux pas changer, faire le deuil de ce que tu as perdu. Par contre, si tu continues à être habité par un rêve irréalisable, tu sombreras dans la résignation ou le désespoir et passeras ton temps à ruminer ton impuissance et ta frustration.
– Mais les flots se retireront peut-être, rétorqua François, dans une dernière tentative de s’accrocher à cette réalité à laquelle il tenait tellement. Ou nous finirons par trouver un moyen de construire des digues plus solides.
– Si cela arrive et qu’entre temps tu as fait le deuil de tes terres, dit Jacques, ton bonheur de les retrouver sera d’autant plus grand.
– Je pense que tu as raison, dit François, même si ce que tu me suggères est dur.
– Oui, répondit Jacques, le chemin de l’acceptation est difficile. Il demande autant de courage et de ténacité que la lutte contre les éléments. La tristesse t’envahira souvent. Sache l’accueillir, car elle t’aidera à avancer et te permettra de mesurer le chemin parcouru. Quand elle te quittera, tu seras arrivé à destination.
François estima une fois encore que son vieil ami faisait preuve de sagesse et décida d’accepter la perte de ses terres. Cela fut long et difficile, mais il y parvint. N’étant plus obsédé par la récupération de ses terres, il put consacrer toutes ses forces à valoriser ses champs, ses vergers et ses prairies du milieu et du haut. Il retrouva la sérénité et la joie de vivre.
Quelques mois plus tard, Jacques dit à son ami qu’il s’apprêtait à faire un long voyage pour rendre visite à un vieux compagnon d’aventure.
– Si tu veux, tu peux m’accompagner, dit Jacques. Tu mérites un peu de repos, après le travail ardu que tu as accompli ces derniers mois.
François y consentit et ils partirent pour un pays lointain retrouver le vieil ami de Jacques. On l’appelait Archimède. C’était un vieil homme original et ingénieux. En toute circonstance, il trouvait un moyen de se tirer d’affaire.
Un jour, Jacques suggéra à François d’accompagner Archimède au marché. Ils traversèrent un village qui attira l’attention de François car il ressemblait étrangement au sien. Un fleuve le traversait, bordé de champs et de prairies. Mais ce qui l’intrigua surtout, ce fut un groupe d’hommes occupés à travailler dans les eaux longeant les berges du fleuve.
– Que font-ils, demanda François ?
– Ils ont fixé sur le fond du fleuve des nasses pour élever des poissons, répondit Archimède.
Alors François comprit que Jacques, par l’intermédiaire d’Archimède, lui avait une nouvelle fois tendu la perche. Il rentra chez lui, reconquit ses terres du bas, qui étaient devenues les hauts fonds du fleuve, en y installant des nasses pour y élever des poissons. Et le fleuve redevint son allié.
Charles Brulhart Janvier 2006
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