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Edward Hopper : Je m’intéresse avant tout au vaste champ de l’expérience et de la sensation.
Edward Hopper est l’un des plus grands peintres américains du XXème siècle, il est connu pour ses oeuvres mettant en scène des silhouettes, toujours solitaires, silencieuses et mélancoliques. Discret et introverti, cette artiste livre dans cette lettre adressée à Charles H. Sawyer, directeur de l’Addison Gallery of American Art, une rare confidence pour présenter sa vision de l’art et la genèse d’une de ses œuvres, Manhattan Bridge Loop.
19 octobre 1939
Cher M. Sawyer,
Vous me demandez de faire une chose qui est peut-être aussi difficile que peindre : expliquer la peinture par des mots.
Pour moi, la forme, la couleur et le dessin sont seulement des moyens pour parvenir à une fin, ce sont les outils avec lesquels je travaille et ils m’intéressent pas beaucoup en eux-mêmes. Je m’intéresse avant tout au vaste champ de l’expérience et de la sensation, que ne traitent ni la littérature ni l’art purement plastique . Il convient de dire prudemment « expérience humaine », pour éviter que cela ne soit entendu comme une anecdote superficielle. La peinture qui se limite à la recherche d’harmonies ou de dissonances de couleur et de dessin me rebute toujours.
Mon but en peinture est toujours d’utiliser la nature comme intermédiaire pour tenter de traduire sur la toile ma réaction la plus intime face à un sujet donné telle qu’elle se manifeste quand il me touche particulièrement, quand mes intérêts et mes préjugés donnent une unité aux faits extérieurs. Je ne sais pas exactement pourquoi je choisis certains sujets plutôt que d’autres, à moins que ce ne soit parce que… Je pense que ce sont les meilleurs intermédiaires pour effectuer une synthèse de mon ressenti.
Habituellement, il me faut bien de jours avant que je ne trouve un sujet que j’aime assez pour me mettre au travail. Je passe ensuite un long moment à étudier les proportions de la toile, afin que le résultat soit le plus proche possible de ce que je cherche à faire. La très longue forme horizontale de cette œuvre, Manhattan Bridge Loop, cherche à produire une sensation de grande extension latérale. Prolonger les lignes horizontales principales presque sans interruption jusqu’aux bords du tableau est un moyen de renforcer cette idée et de faire prendre conscience des espaces et des éléments au-delà des limites de la scène. L’artiste apporte toujours la conscience de ces espaces dans l’espace réduit du sujet qu’il a l’intention de peindre, bien qu’à mon avis tous les peintres ne le sachent pas.
Avant de commencer ce tableau, je l’avais planifié très minutieusement dans mon esprit mais, à l’exception de quelques petits croquis en noir et blanc réalisés sur le motif, je n’avais aucune autre donnée concrète ; je me suis contenté de me rafraîchir la mémoire en regardant souvent le sujet. Les croquis préalables ne vous seraient pas très utiles pour comprendre la genèse de l’œuvre. La couleur, le dessin et la forme ont tous été soumis, consciemment ou non, à une considérable simplification.
Puisqu’une part si importante de tout art est une expression du subconscient, il me semble que presque toutes les qualités importantes d’une œuvre sont mises là inconsciemment, et que l’intellect conscient n’est responsable que des qualités mineures. Mais c’est au psychologue de clarifier ces choses-là.
J’espère que ce que j’ai écrit vous sera utile.
Bien à vous,
Edward Hopper