Lettre de Freud à Zweig
Sigmund Freud (6 mai 1856 – 23 septembre 1939), le fondateur de la psychanalyse, connut une fin de vie mouvementée, étant forcé à l’exil suite à l’arrestation provisoire de l’une de ses filles par la Gestapo. C’est dans sa maison à Londres que Freud s’éteignit. Quelques années avant sa mort, sentant sa vie s’affaiblir, le psychanalyste envoie cette lettre à son ami et biographe Zweig, témoignant de sa vieillesse et préparant sa disparition. Un document émouvant !
18 mai 1936
Cher Monsieur,
J’espère que vous me pardonnerez si je ne vous réponds qu’aujourd’hui. La période de contrainte et de fatigue est enfin derrière moi.
Avant de répondre, j’ai relu votre lettre. — J’ai pu oublier qu’un maître du style l’avait écrite ; elle sonne si simplement vraie. Elle m’aurait presque convaincu de mon importance. Ce n’est pas que je doute moi-même de la vérité de mon enseignement, mais il m’est difficile de croire qu’il pourrait exercer une influence démontrable sur l’évolution de l’avenir proche. Aussi me crois-je beaucoup moins important que vous ne me faites ; et je préfère rester avec ce que je reconnais beaucoup plus sûrement, avec les sentiments si aimables que vous avez exprimés par tous ces efforts pour mon anniversaire. La belle annonce que vous avez rédigée avec Thomas Mann et la conférence de Mann à Vienne étaient les deux événements capables de me réconcilier avec le fait d’être devenu si vieux. Car, bien que j’aie été exceptionnellement heureux dans ma maison, avec ma femme et mes enfants et surtout avec une fille qui satisfait dans une rare mesure à toutes les exigences d’un père, malgré tout je ne peux pas me familiariser avec la misère et la détresse de la vieillesse, et j’attends avec une sorte d’impatience de passer dans le non-être. Je ne puis de toute façon épargner à ceux qui me sont chers la douleur de la séparation.
La place extraordinaire que vous m’accordez prendra elle aussi fin. Car je crois que dans la galerie d’êtres humains d’exception que vous avez construite — dans votre musée de cire, comme je l’appelle souvent par plaisanterie, — je ne suis sûrement pas la personne la plus intéressante, mais bien la seule vivante. Peut-être dois-je à cette circonstance beaucoup de la chaleur de votre sympathie. Il y a en effet chez le biographe comme chez l’analyste des phénomènes que l’on rassemble sous l’appellation de « transfert ».
Avec les remerciements cordiaux de votre
Sigm. Freud