Le fou « Khalil Gibran »
» Vous me demandez comment je devins un fou.
Cela m’arriva ainsi: un jour, bien avant que de nombreux dieux ne fussent nés, je m’éveillai d’un profond sommeil et trouvais que tous mes masques étaient volés, les sept masques que j’ai façonnés et portés durant sept vies; je courus alors sans masque à travers les rues grouillantes de la ville en criant :
« Aux voleurs! Aux voleurs! Aux maudits voleurs! »
Et quand j’atteignis la place du marché, un jeune homme, debout sur le toit d’une maison, s’écria: « C’est un fou. »
Je levais la tête pour le regarder; le soleil embrassa mon propre visage nu pour la première fois.
Pour la première fois le soleil embrassa mon propre visage nu et mon âme s’enflamma d’amour pour le soleil, et je ne voulus plus de mes masques.
Et dans ma folie, j’ai retrouvé à la fois ma liberté et ma sécurité; la liberté d’être seul et la sécurité de n’être pas compris; car ceux qui nous comprennent nous asservissent de quelque manière. »
2 ème extrait :
« Je suis comme toi, o Nuit, sombre et nu; je chemine sur le sentier flamboyant , qui est au-delà de mes rêves diurnes; et là où mon pied touche terre, un chêne géant surgit.
– Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car tu te retournes encore pour voir combien grandes sont les traces de tes pieds sur le sable.
– Je suis comme toi,o Nuit, silencieux et profond, et dans le coeur de ma solitude repose une déesse en couches; et en celui qui naitra le Ciel s’unit à l’Enfer.
– Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car tu frémis encore devant la souffrance; et le chant de l’abime t’effraie.
– Je suis comme toi,o Nuit, cruel et redoutable; car ma poitrine est illuminée par des bateaux brulant dans la mer et mes lèvres sont trempées du sang de guerriers abattus.
– Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car tu es encore hanté par le désir d’une ame-soeur; et tu n’es pas encore devenu ta propre loi.
– Je suis comme toi, o Nuit, joyeux et heureux; car celui qui demeure sous mon toit est maintenant ivre de vin vierge; et celle qui me poursuit délecte à présent la joie de l’adultère.
– Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car ton ame est enveloppée d’un voile à sept plis; aussi n’es-tu pas encore à même de prendre ton coeur en main.
– Je suis comme toi, o Nuit, patient et passionné; car dans ma poitrine sont enterrés des milliers d’amoureux dans des linceuls de baisers flétris.
– Oui, fou, es-tu comme moi? Es-tu comme moi? Peux-tu donc chevaucher sur la tempête comme sur un coursier ou empoigner la foudre telle une épée?
– Je suis comme toi, o Nuit; je suis comme toi, puissant et élevé; car mon trone se dresse sur des tas de dieux déchus; et devant moi passent les jours pour embrasser le bord de mes vêtements, mais sans jamais pouvoir contempler mon visage.
– Es-tu comme moi, enfant de mon coeur le plus sombre? Peux-tu donc assumer mes pensées indomptables et parler mon langage illimité?
– Oui, nous sommes frères jumeaux, o Nuit; car tu révèles l’espace et moi je révèle mon ame. »
Bio Khalil Gibran :
L’auteur du Prophète, œuvre traduite dans le monde entier, n’est pas l’homme d’un seul livre. Le Fou, écrit en anglais et publié en 1918, est une excellente introduction à la pensée de l’un des plus dignes représentants de la littérature proche-orientale. Figure récurrente de la littérature arabe, le fou permet à Gibran de porter un regard pur et détaché sur les vicissitudes du monde. C’est à travers les œuvres de William Blake, de Rodin, de Nietzsche, que s’est forgée la pensée de cet auteur universel.
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