À propos de La Vie heureuse de Sénèque
Cours de Jacqueline Morne sur La Vie heureuse de Sénèque.
Avant-propos
Ce texte de Sénèque — vraisemblablement écrit autour de l’année 58 après JC — peut surprendre par sa forme peu systématique. S’adressant à son frère Gallion, et au-delà de lui au lecteur, son discours a plus le style informel de la conversation que la rigueur de l’exposé philosophique. On remarquera d’ailleurs que cette forme de l’interpellation est fréquente chez les moralistes de l’Antiquité (Épicure, Épictète, etc.) qui ont plus le souci d’exhorter leurs lecteurs à la sagesse en esquissant un art de vivre, que de construire un système de pensée, même si, comme on le verra, la métaphysique n’est jamais loin et mérite d’être dévoilée. Trop d’allusions, de retours en arrière, d’interruptions et de reprises, d’argumentations métaphoriques : on tenterait en vain de dégager une structure linéaire de l’œuvre.
C’est pourquoi nous ne chercherons pas la rigueur de la pensée de Sénèque dans l’étude de sa progression linéaire, mais plutôt dans la mise au jour et la clarification des thèmes autour desquels le texte s’organise : vertu, plaisir, bonheur, souverain bien.
En outre, un ensemble de 11 annexes — signalées dans l’exposé et accessibles par des liens hypertextes — renvoie à des textes permettant de mettre l’œuvre de Sénèque en perspective et de mieux comprendre son originalité propre.
Plan du cours
Introduction : « Tout le monde veut une vie heureuse. »
I – « Le bonheur véritable est placé dans la vertu. »
- L’annulation du désir
- Vouloir ce qui arrive comme il arrive
- L’ordre rationnel de la nature
- L’annulation du temps
- L’intelligence du bonheur
II – Le statut du plaisir
- Condamnation sans appel du plaisir sans raison et sans règle
- Réfutation de la philosophie d’Épicure
- Le plaisir du sage
III – Bonheur et souverain bien
- Confusion entre bonheur et souverain bien
- Confusion entre union analytique et union synthétique
- Confusion sur la finalité de la raison
- a) La raison ne nous destine pas au bonheur
- b) La raison ne nous destine pas à la moralité
- Le souverain bien est de l’ordre de l’espérance
Conclusion : « La vertu nous rend dignes d’être heureux. »
Introduction : « Tout le monde veut une vie heureuse. »
« Tout le monde veut une vie heureuse[1] », ainsi commence le traité de La Vie Heureuse de Sénèque. Telle est en effet la finalité naturelle de l’homme, la fin à laquelle toute autre fin est subordonnée. « Le bonheur est toujours désirable en soi-même, il ne l’est jamais en vue d’une autre chose » dit Aristote[2] ou encore « Tout ce que nous choisissons nous le choisissons en fonction d’une autre chose, à l’exception du bonheur qui est une fin en soi[3]. » Le désir d’être heureux est universel, il est l’expression de notre nature. Accablés par les soucis, tourmentés par la peur de la maladie, de la mort ou autres infortunes, angoissés par l’incertitude de l’avenir, nous aspirons en effet tout naturellement à un état de sérénité de plénitude que tous nomment le bonheur : « Une prospérité constante, une vie satisfaite, un parfait contentement de son état » pour Kant[4] ; « une immense joie inébranlable et constante » qui apporte à l’âme « apaisement, accord, grandeur, alliée à la douceur » pour Sénèque, qui l’identifie au souverain bien. Le souverain bien c’est-à-dire à la fois le bien suprême, celui qui n’est subordonné à aucun autre, le bien en soi, et la perfection absolue, celui qui se suffit à lui-même, qui n’a besoin d’être complété par rien[5].
Mais la clarté de cette affirmation s’obscurcit vite lorsqu’on essaie de déterminer les moyens d’y parvenir. « Lorsqu’il s’agit de voir clairement ce qui la rend telle, c’est le plein brouillard » (1, p. 722). Les philosophes rejoignent le sens commun quand il s’agit de constater l’indécision quant à la voie qui conduirait sûrement au bonheur : est-ce l’amour, la santé, le pouvoir, la fortune ? Chacun énonce sa propre vision du bonheur à partir de ses aspirations propres et aucun accord n’est possible dès lors que cet état auquel on voudrait donner une valeur universelle est défini à partir de la situation singulière de chacun. « Le problème qui consiste à déterminer de façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble[6]. » Du désir d’être heureux nous ne pouvons rien conclure sur les moyens de parvenir au bonheur. Ce désir est variable d’un individu à l’autre et pour le même individu d’un moment à l’autre. Le désir d’être heureux a la subjectivité et l’instabilité du désir. Le bonheur est certes une finalité naturelle de l’homme mais il ne détermine rien absolument (Annexe 1).
I – « Le bonheur véritable est placé dans la vertu. »
Sénèque ne s’arrête pas à ce constat. Il se donne au contraire comme tâche de déterminer « le but où nous tendons, et la voie par laquelle nous diriger ». La voie existe, nos incertitudes ne tiennent pas à l’incertitude du chemin mais à notre incapacité à le discerner et nos difficultés à le parcourir. « Ce bien n’est pas loin, on le trouvera, il n’est besoin que de savoir où étendre les mains » (3, p. 725).
Et ce chemin tient en un seul mot : la vertu. C’est par elle seule que nous atteindrons le souverain bien. Sous des formes variées, Sénèque multiplie les expressions exaltant ce bonheur sans faille : tranquillité, apaisement, bienveillance, obligeance, courage, honnêteté, gaieté continuelle, joie profonde venant du fond de l’être… « La vie heureuse c’est une âme libre, élevée, sans peur constante, placée en dehors de toute crainte et de tout désir » (4, p. 727). Le bonheur auquel conduit la vertu n’est donc pas un bonheur au rabais, mais au contraire une plénitude, une affirmation de soi, une confiance en soi au-delà de toute crainte, et la certitude que cette joie profonde est inébranlable et durera toujours.
Comprendre pourquoi la vertu permet d’accéder au bonheur, c’est comprendre ce que le sage appelle vertu. Terme quelque peu désuet aujourd’hui la vertu est au contraire pour la pensée antique, la force, le courage de celui qui se donne pour règle de vivre conformément à ce qu’exige de lui sa nature d’être raisonnable.
1 – L’annulation du désir
Ce qui conduit en tout premier lieu à une réflexion sur le désir et le plaisir qu’engendre sa satisfaction. Sénèque affirme catégoriquement qu’il serait pure folie de rechercher le bonheur dans la satisfaction des désirs. Rechercher la plénitude dans la satisfaction des désirs, c’est se condamner à voir sans cesse renaître le vide que l’on tente de combler. Dans le même esprit Socrate, dans le Gorgias de Platon, comparait le jouisseur incapable de retenir le plaisir à un homme s’efforçant de remplir un tonneau percé (Annexe 2). De là « une vie inquiète, soupçonneuse agitée, redoutant les hasards, suspendue aux circonstances » (15, p. 737). Le plaisir qui naît de la satisfaction du désir est à lui-même sa propre négation « le plaisir arrivé à son plus haut point s’évanouit […] après un premier élan le plaisir se flétrit. Ayant son essence dans le mouvement, il est toujours indéterminé » (7, p. 729). Le plaisir en effet aboutit à un point où il cesse, et « dès son début il regarde vers sa fin » (id.). Qui plus est, celui qui met son bonheur dans la satisfaction de ses désirs (je serais heureux si…) se condamne à vivre dans la crainte permanente de ne pas obtenir ce à quoi il aspire, ou de perdre ce qu’il a obtenu. Ballotté par la fortune, il est l’esclave des événements. Plaçant son bonheur dans ce qui ne dépend pas de lui, il se condamne au malheur, l’accidentel concours du désir et de la fortune n’étant toujours qu’aléatoire et passager.
2 – Vouloir ce qui arrive comme il arrive
Être heureux et avoir la certitude qu’on le sera toujours suppose en réalité qu’on renverse le rapport habituel de l’ordre du désir et de l’ordre du monde. Si on peut s’accorder sur le fait que le bonheur naît du plein accord entre l’ordre du désir et l’ordre du monde de telle sorte que tout arrive selon nos vœux, ce que l’on voit moins c’est que parvenir à cet accord peut se faire de deux manières. Ou nous transformons le monde pour qu’il se plie à l’ordre de notre désir, ou nous transformons notre désir pour qu’il se plie à l’ordre du monde. La première voie, celle dans laquelle nous nous engageons le plus facilement, est celle de « l’arraisonnement de la nature » comme le dit Heidegger[7], de l’homme prométhéen qui tente de se rendre « maître et possesseur de la nature » pour se protéger du monde et lui imposer sa loi (Annexe 3) ; c’est la voie dans laquelle se sont résolument engagées nos civilisations techniciennes, et dont on peut légitimement se demander aujourd’hui si elles nous ont véritablement conduits au bonheur. Un tel choix demande un travail sur les choses dont le résultat est toujours incertain, et une longue patience qui a pour effet de différer dans un futur toujours plus éloigné le temps de la satisfaction. Plaçant le bonheur dans ce qui dépend peu ou pas de nous, nous prenons le risque de ne jamais être heureux.
La seconde voie, celle qu’emprunte Sénèque, est au contraire celle qui consiste à travailler sur soi-même pour changer le rapport au monde, elle consiste à ne rien vouloir d’autre que ce qui est conforme à l’ordre du monde : « Veux ce qui arrive comme il arrive et tu couleras des jours heureux » dit Épictète[8]. Si rien en nous ne se révolte contre l’événement, si nous coulons notre volonté dans le devenir, alors plus rien ne peut venir nous troubler (Annexe 4).
3 – L’ordre rationnel de la nature
Vouloir substituer l’ordre du désir à l’ordre du monde est en effet pure folie. Ce serait non seulement manquer l’objectif auquel on tend : le bonheur, mais ce serait dans le même temps faire une faute contre la raison. Le stoïcien a la ferme conviction que l’ordre du monde est un ordre rationnel, que tout ce qui arrive, arrive en fonction d’un destin qui n’est pas le hasard mais bien l’enchaînement rationnel des causes « Toute difficulté née des circonstances de la vie est une loi de la nature » (15, p. 737). L’univers est l’effet d’une cause agissant selon une loi nécessaire, si bien qu’il est impossible qu’aucun événement n’arrive autrement qu’il arrive effectivement. Dieu, la raison, la nécessité des choses, le destin, sont autant de synonymes de la rationalité intégrale du monde. Le destin est l’universelle raison, l’intelligence qui commande aussi bien aux faits qui nous révoltent comme la maladie ou la mort, qu’à eux qui ont notre agrément. Tout ce qui arrive est conforme à la nature universelle et nous ne parlons de choses contraires à la nature que relativement à la nature d’un être particulier détaché de l’ensemble. Je peux par exemple désirer que moi-même ou ceux que j’aime soyons immortels, mais la mort, même la mienne, est une loi de la nature. Je ne la trouve insupportable que lorsqu’elle m’affecte, et c’est cette affection qui perturbe mon jugement. Vouloir être immortel est une absurdité indigne d’un être raisonnable, c’est vouloir substituer l’ordre de mon désir à l’ordre de la nature, c’est vouloir que mon désir gouverne le monde, c’est substituer le singulier à l’universel. Tout être obéit nécessairement au destin mais la raison égarée essaie d’y résister et d’opposer au bien universel le fantôme d’un bien propre, qu’il s’appelle santé, richesse, honneur, etc. Le sage au contraire accepte avec réflexion les événements qui résultent du destin.
On voit dès lors que la philosophie de Sénèque ne se réduit pas à un simple art de vivre. C’est une morale certes, mais tout entière appuyée sur une métaphysique de la Nature. Cette métaphysique de la Nature rend impossible toute accusation de résignation. On compare souvent le renoncement du sage à l’attitude du renard de la fable de La Fontaine, qui trouve trop verts les raisins qu’il ne peut pas cueillir et par une conduite magique transforme l’objet de son désir en objet de répulsion. Rien de tel chez Sénèque et les Stoïciens en général. L’acceptation du destin n’est pas la résignation à un devenir irrationnel, mais la connaissance des êtres et des choses pour ce qu’ils sont. Il ne s’agit pas de la soumission passive à un ordre que l’on rejetterait si on le pouvait, il ne s’agit pas d’un aveu d’impuissance, faute de mieux, il s’agit de la compréhension active du monde tel qu’il est. La résignation implique passivité et tristesse devant l’événement non voulu, l’acceptation stoïcienne est au contraire activité, travail sur soi, rationalité et nécessité de l’événement ; dans le premier cas l’événement est subi, dans le second il est voulu.
Il ne faudrait donc pas conclure, parce que Sénèque cultive l’indifférence, que son attitude doit se réduire à la passivité et au laisser-faire. L’indifférence à l’égard des choses exprime, non pas la faiblesse, mais la vigueur de la volonté.
4 – L’annulation du temps
Maîtrisant son rapport à l’événement le sage maîtrise du fait même les effets dévastateurs de la fuite du temps, obstacle essentiel au bonheur. Il semble en effet à l’ignorant que le bonheur ne puisse jamais se conjuguer au présent. Le bonheur est pour lui toujours passé ou futur, jamais présent. Apprendre à être heureux, c’est au contraire apprendre à trouver le bonheur dans le présent à, ne pas en faire un objet de regret ou d’espérance, parce qu’il est l’acceptation de la réalité telle qu’elle est. Le bonheur est l’état dans lequel le sage n’a rien à attendre parce qu’il prend les choses et les êtres pour ce qu’ils sont. Parce qu’il se suffit de ce qu’il est. Le bonheur est un rapport à l’avenir qui n’est plus d’espérance mais de confiance et de volonté. Le sage est celui qui a cessé de désirer autre chose que ce qu’il est, ce qu’il sait ou ce qu’il peut. Il ne désire plus que le réel dont il fait partie, et ce désir est par définition toujours satisfait. Si nous n’avons plus peur de l’avenir, si nous ne nous tourmentons pas par le regret du passé, notre présent ne peut être que serein. « Le sage vit heureux du présent et sûr de l’avenir » (26, p. 749). Ne nous inquiétant ni de ce qui est arrivé, ni de ce qui arrivera nous disposons de nous-même dans une sorte d’éternité. Alors le bonheur est simple et assuré, c’est le oui que nous disons à la nature.
5 – L’intelligence du bonheur
La règle de vie est alors simple, elle consiste pour être hors d’atteinte de toute crainte et de tout mal à apprendre à se penser comme une partie du tout qu’est la nature, et à se fondre dans l’ordre naturel. Il faut par conséquent s’exercer à juger correctement de la nature des choses pour se conduire conformément à la raison. Bien agir c’est bien juger : « Nul ne peut être heureux s’il est placé en dehors de la vérité, par conséquent la vie heureuse trouve stabilité et immutabilité dans le jugement droit et fixe » (5, p. 728). Est heureux l’homme qui a un jugement droit, c’est la connaissance de la vérité jointe à la constance de la volonté de s’y conformer qui conduit au bonheur. À cette condition le bonheur est entièrement à notre portée, il ne dépend que de nous. Il est donc essentiel, à propos de toute chose, de savoir exactement ce qu’elle est, et de ne pas la confondre avec le désir ou l’aversion que nous avons pour elle. Cette disjonction conduit à réduire l’attachement aux choses et aux êtres, à ce que leur nature implique qu’il soit. Le sage peut aimer sa femme et ses enfants, mais en sachant qu’il aime des êtres mortels. Ce serait folie de s’attacher à eux comme s’ils étaient immortels. Fort de cette lucidité, le jour où ils mourront, il sera triste certes, mais non pas désespéré. Le véritable malheur ne procède que de notre folie. Le sage peut avoir des sentiments et des plaisirs, mais à condition de ne développer aucun attachement irrationnel, la règle étant en toute chose la modération qu’exige la raison.
C’est pourquoi suivre la nature, suivre la raison et être heureux sont une seule et même chose, le bonheur ne vient pas par surcroît comme une récompense de la vertu. Il est l’état de l’homme qui est en plein accord avec lui-même et avec le monde car il en a compris la nature profonde. Le bonheur n’est pas quelque chose qui est en dehors de nous et que la vertu permettrait de mériter, que nous pourrions posséder ou non. Il naît du bien qui est en nous et n’est donc pas soumis à la fortune. La vertu est à elle-même son propre prix, et ce prix s’appelle le bonheur, ou mieux le Souverain Bien. Vertu et bonheur ne sont donc que les deux faces d’une même réalité, que rien ne peut dissocier. C’est ce que Kant résume très bien en disant que pour les Stoïciens l’union du bonheur et de la vertu est une union analytique. « L’effort pour être vertueux et la recherche rationnelle du bonheur ne seraient pas deux actions distinctes, mais complètement identiques, et alors il n’y aurait aucun besoin pour servir de principe à la première d’aucune maxime autre que celles qui servent de principe à la seconde[9]. »
Le sage atteindra alors la parfaite béatitude : « Tu ne subiras pas de contrainte, tu ne manqueras de rien, tu seras libre et en sécurité ; nul dommage ne t’atteindra, tu ne tenteras rien en vain et tu ne trouveras point d’obstacle ; tout ira à ton gré ; rien n’arrivera qui te contrarie, qui soit contraire à ton opinion et à ta volonté » (16, p. 738).
II – Le statut du plaisir
La position de Sénèque sur le statut du plaisir peut se comprendre à partir des réponses adressées à trois types d’interlocuteurs potentiels :
-
- Tout d’abord le jouisseur, le débauché, qui prétend trouver le bonheur dans la jouissance effrénée des plaisirs. La condamnation est alors radicale et définitive.
- Mais Sénèque n’ignore pas que certains ont su, par un usage raisonné du plaisir, en faire une véritable morale. Ici c’est par rapport au plus célèbre d’entre eux, Épicure, qu’il argumente.
- Enfin, Sénèque tend à répondre aux accusations de ceux qui lui ont reproché de condamner les plaisirs en parole, mais de très bien s’en accommoder dans la vie quotidienne. On découvre alors un discours beaucoup plus nuancé sur le plaisir.
1 – Condamnation sans appel du plaisir sans raison et sans règle
La vie dissolue de celui qui se laisse diriger par le plaisir et croit y trouver le bonheur n’a aucune chance de conduire au souverain bien. Les arguments fourmillent tout au long du texte. On peut les regrouper autour de trois pôles principaux : esclavage, impuissance, dénaturation.
— Esclave de « ces maîtres incertains et impuissants » (5, p. 727) que sont les plaisirs et les douleurs, l’homme perd toute liberté. « Ceux qui ont abandonné le premier rang au plaisir, ne possèdent point le plaisir, mais c’est le plaisir qui les possède, car s’il manque ce sont pour eux des tortures, et s’il abonde c’est l’étouffement » (14, p. 736).
— « Le plaisir amollit l’âme de ses caresses », si bien que « sans vigueur, amolli, abâtardi, promu au déshonneur » (13 p. 735) l’homme qui s’abandonne aux douceurs des plaisirs ne saura plus se défendre contre les menaces du danger, de la peine, de la pauvreté, de la douleur ou de la mort.
— L’homme dépravé, sans raison et sans règle se laisse réduire au rang « des bestiaux et des bêtes féroces », « à la condition de bétail », « il fait de la nourriture la mesure de son bien » (10, p. 732). Seuls pour lui importent les plaisirs du corps, plaisirs du ventre qui doivent être les plus grands et les plus nombreux possibles. La seule différence avec les bêtes, c’est que celles-ci savent d’instinct où sont les limites, alors que le jouisseur qui veut toujours plus voit ses excès se transformer en souffrance : « Ceux qui cherchent de grands plaisirs tombent dans un grand malheur, et les plaisirs qu’ils ont capturés les capturent à leur tour » (p. 736).
On pourrait objecter à Sénèque que la jouissance n’est pas uniquement corporelle, mais que l’âme elle-même peut connaître des plaisirs plus raffinés. Le jouisseur peut se faire esthète. Objection balayée aussitôt : ces plaisirs de l’âme sont tout aussi méprisables. Ils engendrent arrogance, estime exagérée de soi, enflure, amour immodéré de ce qu’on possède, jouissances fugitives, trépignements de joie pour des motifs futiles et enfantins, orgueil d’une âme qui prend plaisir à insulter autrui, paresse et indolence (voir p. 732).
Ainsi « cet esclave que la foule appelle un homme heureux » n’a aucune chance d’accéder au bonheur qu’il recherche.
2 – Réfutation de la philosophie d’Épicure
Sénèque n’ignore pas cependant que la philosophie d’Épicure demande une argumentation plus affinée, car, si Épicure prône une vie de plaisir et identifie plaisir et bonheur, il prétend aussi que là est la définition de la vertu, et son art de vivre s’apparente en bien des points à la sagesse et à la modération de Sénèque.
Le caractère essentiel de la philosophie d’Épicure est son matérialisme : aucun principe spirituel ne gouverne le monde, tout est matière, seule la sensation fonde la connaissance, seul le plaisir fonde l’action. La seule réalité que nous pouvons appréhender est la réalité matérielle, celle que nous saisissons par la sensation, et cette sensation est d’emblée agréable ou désagréable, plaisir ou douleur. La douleur nous rend malheureux, le plaisir nous rend heureux. « Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme le bien principal et conforme à notre nature, c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter, et c’est à lui que nous avons recours lorsque nous nous servons de la sensation comme d’une règle pour apprécier tout bien qui s’offre[10]. »
Ce plaisir n’est pas un plaisir édulcoré, ni même raffiné, il est plaisir de la sensation, plaisir du corps : « Je ne sais comment concevoir le bien si j’écarte les plaisirs du goût, les plaisirs de l’amour, les plaisirs de l’ouïe, et les émotions agréables que cause à la vue une belle forme[11]. »
On ne peut imaginer une opposition plus frontale au discours de Sénèque. Et pourtant les choses ne sont pas si simples, et Sénèque le reconnaît volontiers lorsqu’il dit : « Je suis personnellement d’avis qu’Épicure donne des principes purs, justes et qui même quand on s’en approche de plus près paraissent sévères » (13, p. 734). C’est qu’en effet de l’affirmation du plaisir comme seule et unique règle de vie Épicure ne conclut pas à un éloge de la débauche, et il n’y a rien de plus éloigné de sa philosophie que les excès de ceux que l’on dit épicuriens : « Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu’offre une table luxueuse qui engendrent une vie heureuse[12]. »
La contradiction entre cette affirmation et les précédentes n’est qu’apparente : Épicure n’oublie pas en effet que l’homme est un être de raison et que la raison lui commande, par un simple impératif de prudence[13], de régler ses plaisirs, non par référence à un bien et un mal en soi, mais tout simplement parce qu’un être doué de raison est capable de comprendre que tout plaisir n’est pas un bien, et toute douleur n’est pas un mal : « Parce que le plaisir est notre bien principal et inné, nous ne recherchons pas tout plaisir[14]. » C’est justement parce qu’il n’y a pas d’autre règle que celle du plaisir qu’il faut le contrôler : un plaisir qui serait suivi d’une grande douleur, comme par exemple la maladie due à des excès de table, doit être évité. Inversement nous pouvons supporter des souffrances et des privations qui permettent un plaisir plus grand, un traitement médical pénible qui nous fera retrouver la santé par exemple. C’est le bon sens même qui parle. La raison ne dicte pas sa loi, elle est au service du plaisir ; la sagesse, purement immanente au principe du plaisir, commande donc de faire le tri et de se contenter des plaisirs les plus simples et les moins dangereux.
Pour cela nous disposons d’une règle simple : celle que nous donne la nature. Rien de ce qu’exige la satisfaction de nos besoins naturels ne peut être nocif ou difficile à se procurer. Sur cette base, Épicure élabore une classification des plaisirs : plaisirs naturels et nécessaires, plaisirs naturels et non nécessaires, plaisirs non naturels et non nécessaires. La sagesse commande d’accepter sans réserve les premiers, d’accueillir les seconds avec circonspection et de se garder des troisièmes.
C’est ce couple plaisir-raison qui permet à Épicure d’affirmer non seulement que plaisir et bonheur sont identiques, mais d’étendre cette identité à un troisième terme plus inattendu : la vertu. La vie de celui qui sait régler ses plaisirs sera en effet une vie simple, frugale, une vie de modération qui bannira tout excès, une vie qui trouvera la plus grande joie dans la jouissance des biens les plus simples. Rechercher les meilleurs moyens d’être heureux engendre la Sagesse. La Vertu n’est rien d’autre que « la conscience de la maxime qui conduit au bonheur[15] ». Comme pour les Stoïciens mais pour des raisons différentes, bonheur et vertu ne sont pas des éléments distincts du souverain bien, leur union est purement analytique. Ainsi curieusement partant de principes radicalement opposés Épicure rejoint Sénèque sur la description de ce qu’est la vie heureuse : vie de sagesse et de vertu, faite de modération et de tempérance (Annexe 5).
Il faut donc que l’argumentation de Sénèque contre Épicure invoque d’autres raisons. Ses objections tiennent en deux points.
D’un point de vue théorique, et c’est l’argument principal, Sénèque reproche à Épicure d’avoir cru que vertu et plaisir étaient indissociables, ce qui est totalement faux : « Je ne vois pas comment ces éléments si divers pourraient être unis dans la même association. Quelle est donc je vous en prie, la raison pour laquelle le plaisir ne pourrait être séparé de la vertu ? » (6, p. 729). Les arguments ne manquent pourtant pas pour réfuter une telle erreur. À commencer par un constat : si les racines de la vertu et du plaisir était identiques, tous les plaisirs seraient par nature vertueux, et tous les actes vertueux seraient par nature agréables. Or on sait bien que ce n’est pas le cas, la vertu existe sans le plaisir et n’a pas besoin de lui : il y a des actions honnêtes qui exigent de la souffrance, et inversement le plaisir peut exister sans la vertu : il existe des plaisirs malhonnêtes. Cet argument suffit pour montrer qu’il n’y a aucune nécessité dans l’union des deux termes.
Bien au contraire leur différence est une différence de nature, tout les oppose : « La vertu est chose élevée, sublime, royale, invincible, inépuisable ; le plaisir est chose basse, servile, faible fragile, qui s’établit et séjourne dans les mauvais lieux et les cabarets » (7, p. 729). Emporté par son élan, Sénèque dresse dans les lignes qui suivent un portrait caricatural du plaisir « amolli, humide de vin et de parfum, embaumé d’onguents comme un cadavre » et un éloge tout aussi caricatural de la vertu « le teint hâlé et les mains calleuses » qui ne font guère avancer le débat, mais montrent à quel point l’erreur est profonde d’avoir cru pouvoir régler la vertu sur le plaisir. « Qu’on cesse donc d’unir des choses incompatibles, d’enchevêtrer le plaisir avec la vertu » (12, p. 734).
D’autant plus que cette confusion théorique est lourde de conséquences pratiques. En valorisant le plaisir, Épicure engendre la confusion dans l’esprit de ceux qui pensent s’inspirer de sa philosophie. Plaçant le bien dans le plaisir, il encourage toutes les dérives. « L’éloge du plaisir est funeste » (12, p. 734) car celui qui va à l’École d’Épicure « cherche une bonne garantie pour une mauvaise cause » (13, p. 735).
« Ceux qui font du plaisir le souverain bien voient en quel lieu honteux ils l’ont mis. Aussi disent-ils que le plaisir ne peut être séparé de la vertu et ils affirment que personne ne peut vivre honnêtement sans vivre agréablement » (6, p. 728). « Pris dans les hoquets de l’ivresse, ils croient, sachant que leur vie est dans les plaisirs, qu’elle est aussi dans la vertu » (12, p. 734). Ils parent la débauche des habits de la vertu, sous couvert de vertu ils encouragent la débauche. Sans le vouloir, Épicure a engendré au mieux des esthètes et plus sûrement des débauchés et des pervers.
3 – Le plaisir du sage
Après cette charge contre le plaisir, qui se renouvelle tout au long du texte, on pourrait penser que Sénèque a purement et simplement fait disparaître le plaisir de la problématique du bonheur. L’ataraxie du sage n’a rien à voir avec l’excitation de la jouissance. « Son vrai plaisir est le mépris du plaisir » (4, p. 727). Le plaisir peut naître occasionnellement d’une vie vertueuse, mais ce n’est là qu’une rencontre accidentelle, et surtout pas un motif ou un salaire. Le sage n’est pas vertueux pour avoir du plaisir, et le plaisir n’est pas la récompense de la vertu. Celle-ci se suffit à elle-même. « Si la vertu doit procurer un plaisir, ce n’est pas pour cela qu’elle est recherchée : elle ne le produit pas simplement, elle le produit en plus » (9, p. 731).
Cependant Sénèque est amené à nuancer fortement son attitude vis-à-vis du plaisir quand il répond à ceux qui l’accusent de ne pas mettre en accord ses paroles et ses actes « Tu parles d’une façon, tu vis d’une autre » (18, p. 740). Cette fois Sénèque n’est plus l’accusateur, c’est lui qui est mis en demeure de se justifier.
L’accusation est classique et s’est adressée à bien d’autres. Les philosophes qui donnent des conseils de sagesse sont bien souvent pris à partie. On leur reproche de ne pas suivre les conseils qu’ils donnent et de très bien s’accommoder dans leur vie quotidienne du luxe, du pouvoir, de la richesse qu’ils condamnent dans leurs écrits.
La réponse de Sénèque porte sur deux points :
Tout d’abord, un argument qui tient de l’excuse : je ne suis pas parfait, l’idéal du sage est bien celui que j’indique, cela ne signifie pas qu’il soit facile d’y parvenir. Je m’y applique mais je n’y parviens pas toujours. C’est ma doctrine que vous devez juger et non pas moi qui n’en suis qu’un médiocre disciple : « C’est de la vertu que je parle, non de moi » (17, p. 740). Reprocherait-on à un médecin de tomber malade ? « Je ne suis pas un sage et je ne le serai point. […] Je ne suis pas parvenu à la santé, je n’y parviendrai même pas ; je prépare pour ma goutte des adoucissements plutôt que des remèdes, content si ses accès sont rares et me tourmentent moins » (17, p. 740). Humilité vite compensée par un autre constat. Si je ne suis pas parfait, au moins j’essaie, ce qui me rend déjà bien supérieur aux autres : « En vérité si je compare mes jambes aux vôtres, bien que débile je suis un coureur » (17, p. 740).
Puis vient un argument qui tient de la justification : le plaisir n’est pas à exclure de la vie. Il n’y a pas de mal à jouir de ce que la nature nous offre. Ce n’est pas le plaisir qui est mauvais mais de se laisser guider par lui, « nous ne refusons pas les choses qui donnent du plaisir, nous refusons de les avoir dans l’inquiétude » (21, p. 743). « Le sage ne se considère pas indigne des dons de la fortune, il n’aime pas les richesses mais il les préfère » (ibid.). Si le plaisir n’est pas malhonnêtement acquis, et si nous ne nous y attachons pas, il n’y a pas de raison de s’en priver. Rien n’oblige le sage à mépriser ce qui rend la vie agréable. « Cesse donc d’interdire l’argent aux philosophes, personne ne les a condamnés à être pauvres » (23, p. 744). « De même qu’il pourrait faire un voyage à pied mais préfèrera monter en voiture, de même si pauvre il peut être riche il voudra le devenir » (23, p. 745). On peut même imaginer que ce serait faire injure à la nature que de ne pas jouir des multiples dons qu’elle nous fait : il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade ! Mais, si nous sommes pauvres et malades, nous saurons nous en accommoder, puisque telle est la loi du destin.
Le sage n’écartera donc pas les dons de la fortune. Au nom de quoi d’ailleurs devrait-il le faire ? Celui qui crierait au scandale n’aurait pas compris que la morale stoïcienne n’est pas et ne peut pas être une morale du sacrifice. La vertu du sage ne relève pas d’une sacralisation des valeurs du renoncement qui repose sur l’illusoire équivalence entre le mal qu’on s’inflige et le bien qu’on gagne. La sagesse ne relève pas de l’auto-punition ou de l’auto-flagellation. On est loin de la philosophie du rachat et de la punition que développeront le christianisme et tout spécialement ses interprétations puritaine et janséniste. Sans doute parce que l’homme de l’Antiquité ne se pense pas comme marqué par le péché originel, il n’a aucune souillure constitutive à racheter. Sa nature n’est pas fondamentalement viciée par la faute, en un mot la question du mal n’est pas un problème pour la philosophie antique. Être vertueux n’implique donc aucune souffrance inutile, mais au contraire un plein accord avec soi-même et avec la nature, qui engendre une joie profonde.
On peut cependant se demander si ce spectaculaire assouplissement de son attitude vis-à-vis du plaisir n’engage pas Sénèque dans une voie périlleuse. Ne tombe-t-il pas en partie sous le coup de l’argument qu’il opposait à Épicure lorsqu’il lui reprochait de trop parler du plaisir. Si vivre dans le plaisir amollit, le sage ne risque-t-il pas de perdre son âme en acceptant luxe et richesse, n’est-ce pas prendre un trop grand risque et trop préjuger de son héroïsme ?
Qui plus est, ces plaisirs, que nous n’avons aucune raison de nous refuser, peuvent même, dit Sénèque, « ajouter à la joie constante qui vient de la vertu » (22, p. 744). Cette dernière formule a de quoi inquiéter. N’avait-on pas dit que la vertu se suffisait à elle-même, qu’elle est à elle seule le souverain bien : « Cette vertu parfaite et divine pourquoi ne suffirait-elle pas, pourquoi même ne contiendrait-elle point davantage ? Que peut-il manquer en effet à celui qui a placé son bien en dehors de tout désir ? En quoi a-t-il besoin des choses extérieures celui qui a rassemblé en lui-même tout ce qu’il possède ? » (16, p. 738). L’idée que l’on puisse maintenant ajouter quelque chose au bonheur de la vertu, et que ce quelque chose est de l’ordre du plaisir peut sembler déconcertant.
C’est ce genre de questions qui conduiront Kant à reprendre l’examen de la possibilité pour l’homme d’atteindre le souverain bien.
III – Bonheur et souverain bien
1 – Confusion entre bonheur et souverain bien
La critique kantienne de la sagesse des Stoïciens consiste à mettre en évidence une confusion entre le bonheur et le souverain bien, confusion qui conduit inévitablement d’une part à sous-estimer la place de la sensibilité humaine et d’autre part à surestimer la capacité du sage à l’héroïsme.
Le souverain bien est pour Kant nécessairement constitué à la fois par la vertu (qu’il appelle la moralité) et le bonheur. Et pour que le souverain bien soit complet il faut que le bonheur soit exactement proportionné à la vertu (Annexe 6). Contrairement à ce que pense Sénèque, un homme qui serait parfaitement vertueux, qui en tous points suivrait ce que la morale exige, mais qui ne rencontrerait dans sa vie que misère, et souffrances de toutes sortes, ne pourrait atteindre le souverain bien. On pourrait sans doute à son sujet parler de « contentement de soi[16] » ou « d’estime de soi », dans la mesure où il pourrait être satisfait d’avoir fait son devoir, mais vivant dans le malheur il lui manquerait toujours quelque chose.
Si cette divergence apparaît entre Kant et Sénèque, c’est que Kant ne donne pas au bonheur le même sens que Sénèque. Pour Sénèque le bonheur s’identifie au souverain bien parce que le bonheur n’est rien d’autre que l’état de l’homme vertueux. Le bonheur est le souverain bien d’une âme qui trouve son contentement dans la vertu. Pour Kant au contraire, le bonheur relève d’aspirations liées au principe de l’amour de soi. La recherche du bonheur est l’expression d’une exigence propre : celle de la sensibilité humaine dans son existence singulière, dans la réalité empirique qui lui est propre (Annexe 1).
Cette exigence est tout à fait indépendante de l’exigence morale et peut même lui être contraire. On peut donc très bien imaginer un homme qui se conduirait moralement mais ne serait pas heureux pour autant. La vertu ne suffit pas à donner le bonheur, et l’aspiration au bonheur, entendu au sens de satisfaction de l’amour de soi, ne conduit pas, loin s’en faut, à la vertu.
Pour que la pratique de la vertu soit synonyme de souverain bien, il faudrait que l’homme soit capable d’un héroïsme qui ne serait possible que pour un être désincarné, qui aurait renoncé à toute sensibilité. L’impassibilité, l’indifférence à l’événement, le pouvoir absolu sur tout désir, sont hors de portée de la nature de l’homme : « Les Stoïciens […] avaient élevé le pouvoir moral de l’homme, qu’ils appelaient un sage, au dessus de toutes les limites de sa nature et admis quelque chose qui est en contradiction avec toute la connaissance humaine[17] » (Annexe 7).
L’harmonie, l’unité que l’homme réalise dans la sagesse est pour Kant un idéal hors d’atteinte. Là où Sénèque pense l’homme en terme d’harmonie, Kant le pense en terme de rupture. Pour le Stoïcien la sensibilité peut être maîtrisée, le désir se transcende en amour du bien, dans cet amour du Bien se réalise l’unité de l’être humain. Tout devient alors harmonie, sérénité, béatitude, perfection. L’homme kantien au contraire, à l’instar de l’homme moderne, est un être déchiré entre deux exigences indépendantes, celle de sa nature qui aspire au bonheur, celle de sa raison qui aspire à la moralité. Rien ne l’assure a priori que ces deux exigences soient compatibles et puissent conduire à l’unité. Pour Sénèque, il suffit « de prendre la nature comme guide, c’est elle que la raison observe et consulte » (p. 730) ; pour Kant au contraire nous ne pouvons pas nous confier ainsi à la nature, car la nature humaine n’est pas en elle-même bonne, il se pourrait même qu’elle soit mauvaise, en tous cas elle n’est pas spontanément vertueuse. Entre Sénèque et Kant c’est tout le problème du mal que la philosophie a découvert.
2 – Confusion entre union analytique et union synthétique
Cette confusion entre souverain bien et bonheur tient au fait que Sénèque, comme les philosophes de l’antiquité en général, pensent l’union du bonheur et de la vertu comme une union analytique, alors qu’elle ne peut être qu’une union synthétique.
[Rappelons qu’on appelle jugement analytique un jugement pour lequel ce qui est exprimé dans le prédicat ne fait que développer ce qui est déjà exprimé par le sujet, selon le principe d’identité. Dire « la matière est étendue» est un jugement analytique parce qu’il appartient à l’essence de la matière d’être étendue. Par contre, dans un jugement synthétique, le prédicat apporte une connaissance qui ne pouvait être tirée par simple analyse du développement du sujet. Unir le prédicat et le sujet implique alors l’intervention d’un troisième terme qui effectue la synthèse, soit a priori, soit a posteriori. « La matière est pesante » est un jugement synthétique car la notion de poids n’est pas comprise dans celle de matière, il faut pour unir les deux termes faire appel à l’expérience qui permet d’en réaliser la synthèse.]
Cette distinction entre jugement analytique et jugement synthétique peut être appliquée au problème des rapports entre vertu et bonheur (Annexe 8). Le point commun entre Stoïciens et Épicuriens est de penser l’union entre vertu et bonheur comme une union analytique. Pour les uns comme pour les autres, l’un des termes est nécessairement le développement de l’autre. Leur seule différence est l’ordre dans lequel se fait l’union entre les deux termes. Pour le Stoïcien, « avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur[18] », alors que pour l’Épicurien « avoir conscience de la maxime qui conduit au bonheur, voilà la vertu[19] ». Le Stoïcien soutient que « la vertu est le tout du souverain bien, et que le bonheur n’est que la conscience de la possession de la vertu. L’Épicurien soutient au contraire que le bonheur est le tout du souverain bien et que la vertu n’est que la forme de la maxime à suivre pour l’acquérir[20] ».
Pour Kant au contraire l’union entre le bonheur et la vertu ne peut être qu’une union entre deux concepts totalement distincts. Pour parvenir à en faire la synthèse, c’est-à-dire pour arracher l’homme à sa dualité fondamentale, il faudrait pouvoir unir ces deux termes dans un troisième, ce qui est tout le mystère de la raison pratique. « La moralité et le bonheur sont deux éléments du souverain bien tout à fait distincts spécifiquement et par conséquent leur union ne peut être connue analytiquement […] mais elle est une synthèse de concepts[21]. »
Bonheur |
Vertu |
Union Vertu/Bonheur
|
Souverain Bien |
|
Sénèque |
Avoir conscience de sa vertu
|
Se placer en dehors de tout désir |
Analytique |
La vertu est le tout du souverain bien |
Épicure |
Satisfaction réglée des plaisirs |
Avoir conscience de la maxime qui conduit au bonheur
|
Analytique |
Le bonheur est le tout du souverain bien |
Kant |
Satisfaction de l’amour de soi |
Agir uniquement par devoir |
Synthétique |
Le souverain bien est l’union synthétique du bonheur et de la vertu
|
3 – Confusion sur la finalité de la raison
Ces deux confusions renvoient en fait à une confusion fondamentale : celle qui porte sur la finalité de la raison.
a) La raison ne nous destine pas au bonheur
Si Kant s’éloigne tant de l’analyse des moralistes de l’Antiquité, c’est que pour lui ce n’est pas à la recherche du bonheur que l’homme, en tant qu’être raisonnable, est destiné. Si le but final de l’homme était d’être heureux, la nature n’aurait pas eu besoin de lui donner la raison. Bien au contraire, en le douant de raison, elle prenait le risque de l’éloigner de son but. À l’opposé des philosophes des Lumières, Kant ne croit pas que les progrès de la raison conduiront nécessairement vers plus de bonheur, il est même probable qu’ils l’en éloignent : « Nous remarquons que plus une raison cultivée s’occupe de poursuivre les jouissances de la vie et du bonheur, plus l’homme s’éloigne du vrai contentement[22]. » Si donc la Nature tout en nous destinant au bonheur nous avait donné la raison, elle nous aurait fait un bien mauvais cadeau. L’instinct de l’animal y aurait pourvu bien plus aisément. Si la Nature nous a donné la raison, c’est qu’elle nous destine à une fin bien plus haute et plus noble. Cette fin c’est la moralité (Annexe 9).
b) La raison nous destine à la moralité
La vie morale pour Kant se caractérise par une notion qui est totalement étrangère à la pensée antique : le devoir. À une éthique de vie, Kant substitue une morale de l’obligation. La recherche du bonheur conduit le sage à déterminer un art de vivre ; la perspective morale finalisée par la recherche d’une vie bonne identifiée à une vie heureuse définit une conception de la vie qu’on pourrait appeler le « souci de soi », non par égoïsme mais par souci permanent de se prendre en charge, de ne pas se laisser aller ni aux autres ni au monde, un souci de liberté et de dignité.
La valorisation par Kant de la notion de devoir introduit une toute autre façon de poser le problème moral. Une morale qui s’organise autour de la notion de devoir, d’obligation, et par conséquent de loi, d’impératif, est une morale qui commande absolument, qui met l’accent sur le caractère nécessaire, obligatoire, de l’action, quels que soient les effets ou les bénéfices qu’on peut en tirer. L’essence du devoir consiste dans une nécessité morale telle que la volonté ne peut s’y soustraire. C’est une réalité intérieure qui s’impose à la volonté comme l’expression d’un ordre qui commande absolument et sans condition l’obéissance et le respect et qui subsiste inchangé malgré les transgressions dont la volonté peut se rendre coupable.
Une telle obligation ne peut s’exprimer que sous la forme d’un impératif catégorique (Annexe 10). L’acte moral, acte fait parce que le devoir l’impose, ne peut être motivé par aucun autre principe de détermination de la volonté que celui du respect pour la loi morale. Je n’agis pas moralement pour être heureux, pour être considéré, pour ne pas être puni ou parce que cela me fait plaisir (autant de motivations de l’amour de soi) mais seulement parce que je le dois, telle est la « bonne volonté », la seule volonté réellement morale. L’erreur des Stoïciens est d’avoir indûment lié la moralité au bonheur, et ainsi d’avoir fait de l’impératif moral un impératif hypothétique. Quand on dit : pour être heureux il faut se conduire honnêtement, l’honnêteté devient un moyen pour être heureux. Si l’acte moral est subordonné à l’obtention du but qu’il permet d’atteindre, notre motivation n’est plus morale, elle est dictée par l’amour de soi. L’authenticité de l’acte moral suppose au contraire qu’aucun principe de l’amour de soi n’entre dans la détermination de la volonté. Je dois parce que je dois, quelles que soient les conséquences qui peuvent en découler pour moi.
Mais si on comprend aisément comment des impératifs hypothétiques sont possibles, les finalités de l’action nous étant dictées par nos inclinations, on voit beaucoup moins bien comment l’impératif catégorique du devoir pourrait inconditionnellement soumettre notre volonté.
D’autant que, Kant le constate, le devoir n’est pas un concept empirique. Le devoir n’est pas un objet de l’expérience. Il serait bien difficile de dire d’une action concrète si elle a été faite uniquement par devoir. Nos intentions conscientes ou inconscientes sont si complexes que nous ne pouvons jamais être certains d’avoir accompli un acte par pur respect pour la loi morale, et non par un secret détour de l’amour de soi. Cela est encore plus difficile à décider quand il s’agit d’autrui. Il se pourrait donc qu’il n’y ait jamais eu un seul acte moral, et pourtant l’obligation morale reste entière. Nous ne pouvons donc faire reposer l’obligation du devoir sur de problématiques exemples. La moralité ne peut être fondée sur l’expérience ; pour expliquer le caractère inconditionnel du devoir, nous devons en chercher ailleurs l’origine : nous devons le déduire a priori du concept d’être raisonnable.
Seul un être raisonnable en effet peut rendre compte de ce que représente en nous l’exigence de la moralité. Cette exigence comme on vient de le voir est a priori, on ne peut en trouver le modèle dans l’expérience. Elle est inconditionnelle, puisqu’elle n’est déterminée par aucun contenu mais seulement par la forme obligatoire de l’acte, et enfin elle est universelle puisque ne relevant en aucun cas de déterminations individuelles elle est d’emblée et nécessairement la même pour tous. Or c’est exactement ce qui définit le pouvoir de la raison, seule faculté qui permette de penser l’a priori, l’inconditionnel et l’universel. Le devoir est ce que produit la raison pure quand elle se fait pratique, c’est-à-dire quand elle pense le champ de l’action. L’être raisonnable est nécessairement l’être du devoir.
4 – Le souverain bien est de l’ordre de l’espérance.
Être moral est une obligation à laquelle, par nature, nous ne pouvons échapper. Mais cela, comme on l’a vu, ne suffit pas à nous rendre heureux. Il y a quelque chose de scandaleux dans le constat que la fortune sourit souvent au méchant alors qu’elle s’acharne sur les hommes honnêtes. Les lois de la nature physique dont dépend notre bonheur et celles de la moralité sont étrangères les unes aux autres. Il semble donc que la synthèse du bonheur et de la vertu, de la sensibilité et de la raison, soit impossible et que l’homme soit, par sa constitution même, condamné à vivre écartelé entre ses deux aspirations fondamentales, à tout jamais déchiré, incomplet, insatisfait.
La solution à cette « antinomie de la raison pratique[23] » n’est cependant pas exclue. Il faut la rechercher dans la connexion avec le monde intelligible. Ce monde intelligible, Kant a démontré, dans la Critique de la Raison Pure, que nous ne pouvons pas le connaître, mais nous pouvons ici le postuler comme condition d’accès au souverain bien. Seule en effet la croyance en l’existence de Dieu et en l’immortalité de l’âme peut nous permettre d’échapper à l’antinomie dans laquelle nous nous sommes crus enfermés.
D’une part, l’homme n’est ni un saint ni un héros, il ne peut en cette vie être complètement vertueux, il ne peut donc prétendre au souverain bien, celui-ci devant être proportionné à la vertu. Pour atteindre le souverain bien, il faudrait qu’il puisse progresser indéfiniment, ce qui suppose l’immortalité de l’âme.
D’autre part, seul un être doué d’une intelligence et d’une volonté suprêmes qui serait l’auteur de la nature, c’est-à-dire Dieu, pourrait établir la connexion, impossible pour l’homme, entre le bonheur et la moralité.
Ainsi il est « moralement nécessaire » de postuler l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, troisièmes termes indispensables pour réaliser l’union synthétique du bonheur et de la vertu.
Il faut bien noter cependant que cette croyance n’est en aucun cas au fondement de l’obligation morale. Celle-ci détermine la volonté humaine de manière inconditionnée, que le souverain bien soit possible ou non. Si elle ne fonde pas l’obligation morale, elle permet par contre d’arracher l’homme au pessimisme auquel il semblait être condamné, elle donne l’espérance d’une harmonie, d’une justice, d’un monde meilleur dans lequel l’homme digne d’être heureux parce qu’il est vertueux serait réellement heureux.
Le sage ne peut donc être l’artisan exclusif de son bonheur, il a seulement le pouvoir de se rendre digne d’être heureux et d’espérer qu’il le sera en postulant l’existence de Dieu.
Conclusion : « La vertu nous rend dignes d’être heureux. »
Ainsi les sages se sont trompés en faisant du bonheur la finalité première de l’homme, et de la morale la doctrine qui nous enseigne comment être heureux. L’homme n’est pas fait pour le bonheur, et la morale nous apprend seulement comment nous rendre dignes d’être heureux. « Le dernier but de Dieu dans la création du monde n’est pas le bonheur des êtres raisonnables, mais le souverain bien qui, à ces désirs des êtres, ajoute encore une condition, celle d’être digne du bonheur, c’est-à-dire la moralité même de ces êtres raisonnables, qui seule renferme la mesure d’après laquelle ils peuvent espérer par la main d’un sage auteur, d’avoir part au bonheur[24]. »
S’ils se sont ainsi trompés, c’est qu’ils ont sous-estimé la profondeur du mal dans le cœur humain. Ils « méconnurent leur ennemi[25] ». Ils ont certes compris que la vertu est un combat et ils ont exhorté les hommes au courage, mais ils se sont trompés d’adversaire. Ils ont considéré que les inclinations naturelles, en elles-mêmes innocentes, ne deviennent dangereuses que lorsqu’elles prennent le gouvernement de notre âme. Dès lors, pour eux, la vertu consiste à dompter nos inclinations plutôt qu’à les extirper, la sagesse s’oppose à la sottise de celui qui n’a pas l’intelligence du bonheur, et se laisse mener par ses inclinations. Le chemin vers la vertu est possible, celui qui erre loin de ce chemin est plus un ignorant ou un fou qu’un méchant. Socrate ne disait-il pas que nul n’est méchant volontairement ? (Annexe 11).
Si Kant s’éloigne tant de la sagesse antique c’est que pour lui le mal n’est pas seulement une abstention, il est un principe positif. Il est au plus profond du cœur de l’homme, dans la corruption du principe de son action. Il faut se résoudre à l’idée que l’homme peut vouloir faire le mal pour le mal et non parce qu’il ignore le bien ; la volonté humaine n’est pas seulement obscurcie, elle fait le choix du mal. Et ce choix est de son entière responsabilité. L’homme est l’auteur de son propre vice, il n’est pas victime d’une nature mauvaise qui le conduirait inéluctablement à choisir le pire.
Mais si la tentation du mal est au cœur de l’homme, comme la marque indélébile du péché originel, la possibilité pour la liberté de s’y soustraire et de se tourner vers le bien reste entière. L’homme qui fait le mal sait qu’il fait le mal ; il est perverti, il n’est pas innocent. Ce qui veut dire que la loi morale parle toujours en lui et qu’il ne dépend que de lui de la suivre. La volonté du mal a toujours la possibilité de se changer en bonne volonté : « Ce que l’homme est ou doit devenir moralement, bon ou mauvais, il faut qu’il le fasse par lui-même. L’un comme l’autre doit être l’effet de son libre-arbitre[26]. »
La vertu prend alors une toute autre signification. Elle ne peut plus être la restauration de l’ordre de la nature par le contrôle du désir, elle est la lutte contre la perversion de notre volonté, contre le mal qui est en nous.
Jacqueline Morne
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[1] Les citations non autrement référencées sont toutes extraites de : Sénèque, De la Vie heureuse, traduction É. Bréhier revue par L. Bourgey, dans le volume Les Stoïciens, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962.
[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5.
[3] Ibid. X, 6.
[4] Kant, Métaphysique des mœurs, doctrine de la vertu.
[5] « Souverain peut signifier suprême (supremum) ou parfait (consumatum). Dans le premier cas, il indique une condition qui est elle-même inconditionnée, c’est-à-dire qui n’est subordonnée (originarium) à aucune autre ; dans le second, un tout qui n’est point une partie d’un tout plus grand de la même espèce (perfectissimum) » Kant, Critique de la raison pratique, livre II chapitre 2.
[6] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction V. Delbos, éd. Delagrave 1969, deuxième section, p. 132.
[7] Heidegger, « La question de la technique », in Essais et Conférences, trad. A. Préaud, éd. Gallimard p. 9 à 48.
[8] Épictète, Le Manuel, VIII, traduction J. Pépin, Les Stoïciens, éd. cit., p. 1114.
[9] Kant, Critique de la Raison Pratique, traduction F. Picavet, Livre II, ch. 2, Bibliothèque de Philosophie contemporaine, éd. PUF, p. 120.
[10] Épicure, Lettre à Ménécée [129], in Épicure et les Épicuriens, textes choisis, collection SUP, éd. PUF, 1971, p.132.
[11] Épicure, Fragments variés, in P. Nizan, Les Matérialistes de l’Antiquité, éd. Maspero, 1968, p. 115.
[12] Épicure, Lettre à Ménécée [132], éd. cit., p. 133.
[13] « On peut donner le nom de prudence à l’habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien être. » Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2ème section, traduction V. Delbos,éd. Delagrave, p. 128.
[14] Épicure, Lettre à Ménécée [129], éd. cit., p. 132.
[15] Kant, Critique de la raison pratique, 1ère partie, livre deuxième, ch. 2, éd. cit., p. 120.
[16] « Un analogue du bonheur qui doit nécessairement accompagner la conscience de la vertu » Kant, Critique de la Raison Pratique, éd. cit., p. 127.
[17] Ibid. p. 136.
[18] ibid, p. 121.
[19] ibid.
[20] ibid.
[21] ibid. p. 122.
[22] Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, éd. cit., p. 92.
[23] Kant, Critique de la Raison Pratique, éd. cit., p. 122.
[24] Kant, éd. cit., p. 140.
[25] Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, traduction J. Gibelin, éd. Vrin, 1952, 2ème partie, introduction, p. 81.
[26] Kant, ibid., p. 66